Raluca Belandry est née en Transylvanie en 1981. Avocate, elle est également professeure de droit, écrivaine et traductrice. En 2018, Raluca a fondé la Revue Daïmon, dans laquelle elle publie des écrivains contemporains et traduit de l’anglais des auteurs comme D.H. Lawrence, Virginia Woolf, Katherine Mansfield. Conjuguant littérature et philosophie, explorant les sens autant que les styles, elle écrit pour chercher réponse aux mystères des jeux de langage. La poésie et la fiction sont ses terrains d’exploration. Elle a publié un recueil de poésie, Puisque (Les Défricheurs, 2024) et une traduction inédite préfacée des sonnets de Christina Rossetti, Monna Innominata (Les défricheurs, 2021). Des traductions commentées de D.H. Lawrence, Le grand inquisiteur et autres essais, paraîtront prochainement, ainsi qu’un roman.
Vous avez passé votre enfance en Transylvanie ainsi que quelques années en Angleterre, vous est-il difficile d’écrire en français ?
Écrire n’est pas un geste naturel comme l’est la parole qui danse et vole au milieu de la vie. Écrire, quelle que soit la langue, est un effort dans le sens d’une tension qui se manifeste dans des circonstances particulières. L’écriture bat comme un coup de gong, vient cueillir un élan d’enthousiasme ou tendre une main salvatrice. Nous écrivons toujours, poitrine dévastée.
J’ai longuement retardé mon geste d’écrire, petite dans ma Transylvanie inondée d’une pléthore de mythes et de livres. J’étais baignée de merveilleux, muette au milieu des mystères : j’ai grandi ainsi à l’écoute de ceux qui avaient écrit dans leur temps, dans leur nécessité de l’instant.
Une vingtaine d’années plus tard seulement, vivant en France, puis en Angleterre, j’ai réalisé ma propre nécessité d’écrire ou plutôt de dire. J’ai commencé à écrire de la poésie en anglais, lorsque je vivais, aimais, étudiais dans cette langue, puis laissé la place au français lequel m’accueillait de nouveau pour devenir mon second lieu de naissance. Je vivais en français. Alors, suivant la parole de Cioran, j’ai adopté comme maternelle, la langue dans laquelle j’habitais, là où mon existence se déployait, et nourri le désir que « le » français soit « mon » français. Une liberté troublante s’en est suivie, car mon français ne pouvait être que poétique. Puisque.
Pourquoi avoir choisi ce titre ? Est-ce pour évoquer le lien de cause à effet ?
Sappho s’est penchée sur mon écriture très tôt, lorsque je montrais et discutais de mes poèmes avec le philosophe et ami Maxime Rovere. En me lisant, en conversant, il fit surgir la parole de la grande poétesse – le dernier mot du Fragment 31, dans l’une des multiples traductions existantes. Ce mot fut : « Puisque ».
Dans ce fragment, l’intensité de la description amoureuse faite par Sappho et la manière dont elle peint la force et le feu du désir, symptômes de la « maladie divine » sont saisissantes. Sappho dit l’évidence d’un état irrépressible devant la vue de l’être aimé, et l’effet de ses mots est tel, que la nécessité d’un aveu s’en suit : « mais il faut tout risquer… puisque… »
Face à l’évidence – de l’inspiration, de l’enthousiasme et du désir – écrire et donc risquer était pour moi la seule issue. Puisque.
Pour quelle raison avez-vous fait le choix d’associer poèmes et textes en prose poétique ?
Rassemblant des poèmes écrits pendant une dizaine d’années, selon des formes et styles variés, dans une sorte de laboratoire intime où j’œuvrais avec les éléments de la langue, j’ai réalisé mon impossibilité d’appliquer des frontières thématiques ou structurelles et d’en dégager « un » recueil clos sur lui-même. Cela explique sans doute ma lenteur à décider d’une publication et même mon refus face à certaines sollicitations. La rencontre avec la jeune maison d’édition Les Défricheurs, très ouverte et libre dans sa démarche éditoriale, m’a permis de comprendre que ces poèmes racontaient ma propre aventure avec la langue française, ma quête, mes tâtonnements, mes trouvailles, mon désir d’expression. Le tout était disparate, varié, multiple, foisonnant, car étant un périple, un apprentissage, une histoire. C’est ainsi qu’il a été décidé de concevoir le recueil Puisque, sous la forme d’un archipel de treize îles poétiques, parmi lesquelles le lecteur voyagerait à son rythme, découvrant des couleurs, des formes, des goûts et une musique, toujours changeants. Que cela soit en vers ou en prose, la poésie a cherché sa voie et m’y a entraînée, comme j’espère qu’elle entraînera le lecteur, dans son propre sentiment ou entendement d’un voyage.
Vous décrivez une épopée qui lie mythologie et philosophie, pourriez-vous qualifier ce recueil de voyage initiatique ou spirituel ?
Si l’on envisage la poésie comme l’envisageaient les Grecs, résultat d’un mécanisme mystérieux, puisant dans une inspiration inconnue, venue d’ailleurs, des dieux peut-être, alors on peut imaginer l’écriture poétique telle une expérience d’une forme de sacré, oui.
Pour ma part, sans évoquer les muses et leurs « pieux appels », j’oserais dire avoir senti la présence diffuse et aimantée de quelques démons ou daïmons autour de mes tempes, en écrivant. Exaltation et enthousiasme, effroi et plaisir – effroi du plaisir et plaisir de l’effroi – c’est toujours entre éblouissement et obscurité que je me suis retrouvée pour mieux sentir, capter, cueillir, puis dire. Pour exprimer quoi ? Quelque chose d’insaisissable qui cherche sa forme dans des mots couplés, rassemblés en rythmes, vagues, saccades, douceurs ou violentes secousses. Est-ce une quête spirituelle ou initiatique, et si cela devait l’être, le savons-nous alors que nous sommes déjà loin des rivages de nos maisons ?
Ce que je retiens de ce voyage dans l’écriture, c’est un désir profond de beauté et de vérité, au plus près des éléments premiers : pierre, flamme, vent, rivière, son, peau, yeux, danse, bouches, doigts, souvenirs. Comme une quête de l’origine, d’unité perdue. Cela a sans doute quelque chose de philosophique, d’une philosophie première.
Cependant, en parcourant l’archipel de Puisque, selon que l’on fait escale sur l’île Pli et saut, Oracles, AniMale, D’écume et de basalte, Fleurs empierrées, Les inconstants… on se retrouve dans des contrées que j’ai voulues incarnées : mythologiques, contemporaines, virtuelles ou réelles, voire prosaïques. J’aime cette idée d’archipel ou plutôt de labyrinthe – un lieu de voyage autant que de jeu et de perte – où les mots, styles, images, audaces, laissent place au possible. J’aime le désordre des trouvailles poétiques, les associations inouïes de verbes et de consonances, les aphorismes invraisemblables au goût si définitif, les images de conte inachevé, les désirs à peine effleurés, et la philosophie étoilant ce vaste ciel. Et ce ne sont pas là que des mots, car la poésie est faite de vie, de chair, de rencontres, d’hommes et de femmes qui se frôlent et se rêvent. Puisque est peut-être une scène pour que ces doux fantômes s’incarnent et existent en même temps.
Quels auteurs vous ont inspirée ?
Chaque île de l’archipel Puisque respire une ambiance qui lui est propre, chacune, placée sous l’égide d’un poète tutélaire. Nous sommes tous peuplés de ces grands noms du passé qui nous ont charmés un jour et insufflé le fou désir de rêver, d’écrire. Jamais seuls, jamais silencieux, nous vibrons et résonnons de leur âme devenue poésie, pour nous, qui sommes leur postérité.
J’ai donc convoqué mes Amis, les grands maîtres auxquels je dois toute ma sensibilité poétique. J’ai voulu appeler en échos successifs des époques, des courants et des voix venant de partout, car en écrivant, je me sens venue de partout.
Pli et Saut suit le risque de Sappho. Oracles incante par la bouche de la Séguidille de Lorca. AniMale brille des éclats de l’Hérodiade de Mallarmé. Les Nuits se bercent des Amers de Perse. D’écume et de basalte revisite le Héro et Léandre de Christine de Pizan. Muse rêveuse suit les traces de l’Aurélia de Nerval. Dans les airs vibre de la Poésie verticale de Juarroz. Pays d’enfance convoque Le lit de neige de Célan. Les Fleurs empierrées éclosent par la magie des Poèmes épars de Rilke. Les inconstants déambulent dans le Paris de la Nocturne de Reverdy. Réparer l’aveu cherche une « obscure rose » dans le Volt de Tristan Tzara. Les Prosaïsmes se déploient dans la cadence de l’Allégeance de Char.
© SOPHIE CARMONA