L’actualité politique nous impose de prendre de la distance. Quoi de mieux pour se faire que de discuter avec une philosophe au sujet de la politique et du rôle de la philosophie aujourd’hui.
Peux-tu te présenter ?
Je suis Alice de Rochechouart, docteure en philosophie et créatrice du podcast Le Phil d’Actu. Le Phil d’Actu est un podcast engagé, qui remet la philosophie au cœur de l’actualité, de manière accessible. Deux fois par semaine, en 15mn, j’analyse un événement d’actualité à partir d’une perspective philosophique. Le Phil d’Actu cherche à la fois à démocratiser la philosophie, et à montrer qu’elle est ancrée dans le monde et la société.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de traiter de l’actualité par le biais de la philosophie ?
Pendant les quelques années que j’ai passées dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, j’ai parfois été frappée de la déconnexion entre la pensée et le monde. La réflexion tournait parfois en vase clos, dans des univers très réduits, comme prisonnière d’une tour d’ivoire. Peu à peu, j’ai eu envie de quelque chose de plus politique, de plus incarné : j’ai eu besoin de retrouver ce sentiment d’urgence vitale, qui m’a fait commencer la philosophie en premier lieu. Et il m’a semblé que l’actualité et son tourbillon manquaient cruellement de philosophie. Les « philosophes » qui parlent de l’actualité (je ne cite pas de nom mais vous savez très bien de qui je veux parler) sont catastrophiques…J’ai eu envie de porter une voix philosophique alternative dans la cité, auprès de celles et ceux qui se sentent intimidé ou pas concerné par la philosophie.
Et alors, qu’est-ce que la philosophie ?
Dans mon livre, issu de ma thèse, j’ai réfléchi au concept d’insomnie – c’est d’ailleurs le titre du livre. La philosophie, pour moi, c’est d’abord une insomnie. Un sentiment brûlant, une colère diffuse qui m’empêche de dormir. La philosophie, c’est la révolte de la pensée face à l’injustice du monde. C’est la mise en mots, la conceptualisation de cette colère, son dialogue avec le monde tel qu’il est, et surtout, la réflexion sur ce qu’il devrait être. Une sorte d’alchimie par la pensée : on prend une colère de plomb, et on la transforme en un nouveau monde fait d’or. J’ai récemment lu une très belle définition de la philosophie, proposée par Paul Preciado, qui dit que la philosophie, cela ressemble beaucoup à l’art. C’est une peinture que l’on peint avec des concepts. Alors, voilà comment je conçois mes podcasts : des petites touches de couleur, qui, au bout d’un moment, dessineraient, comme une mosaïque, un autre monde possible.
Quel rôle le philosophe peut encore jouer aujourd’hui ?
Aujourd’hui, le philosophe peut – et je dirais même, doit – porter une voix morale, éthique, dans la cité. Notre société est écrasée par les discours économiques, utilitaristes, individualistes, et par un manque cruel de pensée et de réflexion. Or, c’est au moment où nous avons le plus besoin d’elles et eux que les philosophes parlent le moins, qu’ils et elles se retranchent dans les universités. On peut le comprendre, car, d’une part, les projets de médiation scientifiques sont souvent raillés : si vous sortez un livre « grand public », vous serez moins considéré dans le monde de la recherche. Et, d’autre part, les médias accusent « d’islamo-gauchisme » toutes celles et ceux qui osent porter une voix dissidente face au discours hégémonique qu’est le néolibéralisme. Une nouvelle génération de philosophes me paraît cependant remettre tout cela en question, et recommence à prendre la parole, et à inventer des nouveaux modes de transmission de la pensée.
Quel est selon toi le lien entre politique, qui au demeurant renvoie à la sphère de l’action, et la philosophie qui renvoie à la sphère de la contemplation ?
Je ne suis pas d’accord avec cette partition, en réalité. La philosophie, pour moi, est intrinsèquement liée à la sphère du politique et de l’action. Je suis toujours sidérée quand on me dit : « ce que tu fais, c’est de la politique, pas de la philosophie ». Peut-on réellement dissocier les deux ? On compte sur les doigts d’une main les philosophes qui n’ont pas pris position sur l’organisation politique de la cité. Je suis proche d’Aristote en ce sens : l’homme est un animal politique, le politique est le prolongement de l’être. Le politique, c’est l’organisation de la vie en commun, du vivre ensemble : c’est donc intimement lié à l’éthique individuelle, à la sphère morale, et à l’intégration dans le cosmos – donc à la connaissance et la contemplation. Il n’y a pas de séparation, de compartiment entre la sphère individuelle et intérieure, entre la sphère politique et commune, et entre la sphère métaphysique et épistémologique. La vie, à mon sens, est un jeu permanent entre toutes ces dimensions. Je pense qu’une des clés pour repenser notre monde, est de décompartimenter ces domaines. Voilà, sans doute, l’un des enjeux philosophiques du XXIe siècle.
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