Il peut paraître déroutant de parler d’une violence du rire. En effet, rire c’est avant tout être diverti, faire montre d’un certain apaisement qui nous coupe des tracas et des difficultés quotidiennes. Dans le rire, il y a quelque chose de plaisant, une jouissance interne. D’autre part, dans Le Rire de Bergson, l’ambition est précisément de sortir de ce cadre historique violent auquel la France était confrontée : nous sommes à l’époque d’un pays traumatisé aussi bien par la défaite du Second Empire en 1870, que par la guerre civile et la fin de la Commune de Paris en 1871. Sortir de la violence c’est précisément le but du livre. Alors, de quelle manière se présente-t-elle ? Dans quelle mesure pouvons-nous parler d’une violence inhérente à la fonction du rire ?
Nous rions des machines
Le rire est violent en ce sens qu’il caractérise une rupture inattendue dans la course de la nature. La nature est élastique – pensons à un fauve qui court dans la forêt – et cette élasticité suscite une esthétique très différente du rire. Face au mouvement de cette nature, le rire est une énergie qui provoque un arrêt brutal de l’élan de l’homme et sa plasticité.
Prenons l’exemple d’un homme qui chute, nous dit Bergson : ce qui provoque le rire, ce n’est pas la scène en elle-même, mais plutôt le fait que l’homme ne contrôle plus ses mouvements, lesquels provoquent fatalement la chute. Là où on s’attend à voir des hommes souples, conscients et maîtres de leur mouvement, le rire met l’accent sur le caractère mécanique des comportements et des attitudes réelles. Mouvement, accélération, force, énergie, tous ne semblent pas invincibles face à la loi de la mécanique1. Assurément, la matière est têtue, elle prend le pas sur l’âme et voudrait l’attirer vers les automatismes auxquels ses mouvements obéissent.
Le rire a donc ceci de violent qu’il provoque la mise en abyme de nos comportements imparfaits d’être humain. Tout cela est violent car il nous fait rompre avec une vision idéale de la nature, de la flexibilité d’un coureur ou de l’harmonie d’un danseur étoile. Selon Bergson, le rire nous coupe de toute attitude gracieuse, ces impressions d’un corps et d’un esprit en parfaite fluidité, où l’âme est capable de conduire les mouvements du corps vers un résultat conscient et librement choisi. Au fond, le rire a une vraie portée sociale, il met l’accent sur les divergences et les automatismes auxquels notre corps et notre conscience sont soumis. Dévoiler tout le ridicule de l’homme, telle est la violence du rire.
Mais le rire est-il voué à n’être que pure moquerie des automatismes de l’homme ? N’y a-t-il pas dans le rire une volonté de redresser celui-ci vers un équilibre plus parfait2 ? Ne pouvons-nous pas voir le rire comme une certaine leçon ?
Le rire comme leçon3
On a tendance à se représenter la violence comme un écart vis-à-vis d’une norme. Une norme juridique, la loi, ou une norme morale. Or, ce qui précisément est violent dans le rire pour Bergson c’est l’effet inverse : un retour constant à la loi, à une norme qui correspond à un idéal de fonctionnement de la société. Reprenons l’exemple d’un homme qui trébuche dans la rue et qui suscite le rire chez les passants. Ce rire en question est un rappel à l’ordre, autrement dit une manière de dire que tout comportement divergent, excentrique va à l’encontre d’un corps social. Le rire est une véritable sanction pour celui qui s’écarte de la vie en société. C’est un véritable geste social pour Bergson. Cela est assez dur pour celui qui tombe, car ce trébuchement, il ne l’a pas voulu, il ne l’a pas fait exprès. Tout se passe comme si nous étions, par le rire, punis d’une chose que nous avons faite inconsciemment et involontairement. Ici réside sa violence.
Le rire a donc pour unique but d’humilier les comportements anormaux (contraires à la norme) ou les révoltes personnelles de chacun. Il exerce, certes, une force physique à l’encontre de l’homme, mais également une force mentale en cela qu’il produit une représentation du comportement à avoir en société, d’une attitude de chacun qui soit conforme à l’harmonie générale. La société est en danger face aux multiples habitudes contractées par les uns et les autres, par cette raideur des corps recroquevillés sur eux-mêmes, isolés et incapables de se porter vers l’autre. Or, rire c’est pointer du doigt la raideur des corps pour envisager un nouveau rapport entre les hommes : un rapport fait d’échanges, de sympathie, une réciprocité de tous. Lorsque nous rions, nous rions ensemble, le rire est contagieux en cela qu’il met en jeu un rapport de socialité entre un groupe ou deux individus.
Face à la puissance de la raison, de la connaissance métaphysique et des avancées scientifiques, le rire n’est-il pas ce geste du corps qui nous rattache à un monde commun ? Un monde fait de lois, de normes auxquelles chacun doit s’attacher. La violence du rire est une violence bénéfique parce qu’elle rompt brutalement avec nos habitudes, nos automatismes et tout ce qui a tendance à transformer l’homme en chose inerte.
Bastien Fauvel
Mail : fauvel.bastien@orange.fr
1 Bergson hérite ici des thèses d’un matérialisme radical propres à La Mettrie, qui considère que l’être humain obéit à un ensemble de réflexes séparé de la volonté et de la conscience. Pensons ici à cet homme qui glisse sur une piste de bowling et qui ne parvient pas à se redresser.
2 Rappelons que Bergson (à la manière de Platon) fait une analogie entre l’harmonie du corps et l’harmonie de la société.
3 Le rire est-ce un langage ? S’interroger ainsi, c’est essayer de comprendre de quelle manière le rire nous communique un ensemble de représentations concernant notre propre condition humaine. Bien que le rire soit proche de la pulsion, du corps, il porte en son sein un pouvoir communicatif à l’échelle de la pensée puisqu’il suscite une correction de nos écarts (du moins selon Bergson).
Bibliographie
Le Rire de Bergson