Le lieu n’est pas seulement un étendu de matière. C’est aussi un espace au sein duquel se construit une identité. Une identité aussi bien personnelle, à travers une conscience, que collective, à travers des règles de vie. C’est en tout cas, grâce à la signification des lieux que nous pouvons, dans l’œuvre Cannibale de Daeninckx publié en 1998, montrer la part d’humanité propre à la condition sauvage, caractéristique de l’animalité.
La grotte ou le premier symbole d’une animalité
La tribu des Kanaks [1], nous dit l’auteur, se réfugie dans une grotte de corail. Ce lieu, généralement coupé de la civilisation, à l’écart de la ville. Cet écart montre que le mode de vie de l’animalité (que représentent les sauvages) est un mode de vie fermé, c’est-à-dire restreint à une communauté et à un ensemble de coutumes. A l’inverse, l’humanité est caractérisée par son ouverture, aussi bien d’un point de vue social, l’humanité dite européenne XVIIe siècle qui englobe un continent, que d’un point de vue moral à l’échelle de valeurs et de principes universels. Cette ouverture, c’est la ville. Le jeu de l’ouverture et de la fermeture se joint également au jeu des lumières, qui nous rappelle la caverne platonicienne de la nuit d’un côté et du jour de l’autre.
A l’intérieur de la grotte, les sauvages montrent un certain savoir-faire technique, ce qui les rattachent davantage aux hommes qu’aux animaux. Ce qui peut être surprenant, les sauvages sont décrits dans le livre comme des êtres absents de toutes facultés rationnelles et uniquement réduits à des instincts de survie. Les kanaks utilisent par exemple leur doigt pour gratter les corps et les ossements dans le but de les conserver. L’animal possède-t-il un savoir ? Ça en a tout l’air, lorsque Badimoin refuse de prendre le métro car l’espace souterrain est, dans la culture kanak, réservé aux morts. Mais ce refus témoigne également d’une conception différente de la technique qui ne peut servir qu’un objectif religieux pour les sauvages.
Ils ne connaissent pas les machines, la sophistication est pour eux un terme étranger : C’est pour cette raison qu’à plusieurs reprises, le récit met en évidence l’étonnement de Gocéné devant l’ouverture d’une fenêtre de voiture, quand il voit que « le chauffeur a fait pivoter un petit carreau rectangulaire», ou bien quand le contrôleur du métro lui réclame son « ticket ». Prendre le métro est pour lui contraire à son mode de vie, mais surtout à son éthique.
Contrairement aux instruments technologiques mis au service d’une possible destruction de l’homme et de l’environnement, la grotte fait appel à une sorte de technique conservatrice de la dignité des espèces. La grotte est le lieu où sont vénérés les morts, raison pour laquelle les kanaks conservent leurs ossements. A travers cette idée, l’auteur souhaite montrer que les sauvages vivent au sein d’un espace fait de lois, de principes moraux, d’une solidarité commune. La grotte qui pourtant est un espace privé fait donc étrangement référence à un lieu public où sont instaurés des rites et des pratiques institutionnalisées.
Le zoo ou le théâtre de l’émancipation
L’auteur choisit l’expression de « zoo humain » pour illustrer l’endroit où sont parqués
Badimoin et ses amis. Historiquement, le zoo humain au XIXe siècle répond à un phénomène d’exposition : les personnes de couleur, mais également tous ceux qui présentent un handicap (albinos, nains, bossus) comme c’est le cas au Mexique, exhibés aux yeux de tous. L’auteur décrit ce phénomène à travers un champ lexical propre au cirque, notamment le « spectacle » ou l’importance des « rires » que provoque l’exposition coloniale.
Ce cirque géant rend les sauvages indignes : ils deviennent des clowns, bons qu’à divertir la société humaine. Les femmes parquées sont obligées de dévoiler leur sein, de pousser
des cris d’animaux lorsqu’il y’a du public. Situé entre la fosse aux lions et le marigot des
crocodiles, le zoo supprime toute liberté physique : les Kanaks ne peuvent manger ce qu’ils veulent tant qu’ils ne reçoivent pas des cacahuètes de la part du public.
Mais ce qu’il y’a d’intelligent dans le récit, c’est sa façon de montrer que la prison est
également le lieu possible d’une émancipation future. Les sauvages ressentent le zoo comme une provocation permanente et comme un défi de se soulever contre lui. Comme le dit admirablement Gocéné :
« Pour lui, nous ne sommes pas des cannibales mais seulement des chimpanzés, des
mangeurs de cacahuètes. Je suis sûr que quand nous serons arrivés près des maisons, là-bas, nous serons devenus des hommes ».
Le zoo est l’espace de reconversion : la scène où Gocéné et Badimoin escaladent un arbre pour se retrouver de l’autre côté de la grille, tout en défiant l’autorité des gardiens du zoo, montre que les espèces n’obéissent pas à un schéma déterministe. Pour la première fois, les sauvages connaissent l’ouverture : une ouverture culturelle à travers la découverte de nouveaux lieux, mais également à travers la découverte de nouveaux plats, nouvelles odeurs. N’est-ce pas là le moment de l’émancipation ?
Les sauvages décrits par l’auteur, ou ces bêtes dont l’homme se moque, ont en réalité plus de choses à nous apprendre que ce que l’on croit à travers leur volonté à dépasser les déterminismes culturels (leur territoire) et moraux (les jugements que nous avons d’eux). L’animalité est une preuve d’humilité.
Bastien Fauvel
Mail : fauvel.bastien@orange.fr
[1] Peuple autochtone mélanésien français de Nouvelle-Calédonie