LE RADEAU DE LA MÉDUSE : SURVIVRE À LA VIOLENCE

Jean-Louis Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1818-1819, huile sur toile, 4,16 x 7,16 mètres, Paris, Musée du Louvre.

Jean-Louis Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1818-1819, huile sur toile, 4,16 x 7,16 mètres, Paris, Musée du Louvre.

À le voir si souvent repris, cité, parodié, on pourrait presque penser que plus personne ne regarde le Radeau de la Méduse (1819). Les multiples avatars sous lesquels le chef-d’œuvre du peintre romantique Jean-Louis Théodore Géricault (1791-1824) continue de surgir régulièrement, des œuvres de Kader Attia[1] à la bande dessinée Astérix[2], laissent au contraire à penser qu’il continue d’interpeller notre regard contemporain. L’œuvre, qui en son temps avait su faire d’une catastrophe maritime bien réelle une réflexion sur la condition humaine, a encore quelque chose à nous dire, notamment sur la violence.

Un tableau qui fait scandale

Ce n’est pas la violence des actes que Géricault a choisi de représenter, mais leurs conséquences. Ce sont les cadavres et les agonisants, représentés dans toute leur crudité et placés au premier plan du tableau – le plus proche physiquement du spectateur – qui attestent que des choses terribles se sont déroulées sur ce radeau de vingt mètres par sept, construit à la suite du naufrage du navire La Méduse au large de la Mauritanie le 2 juillet 1816. Cent-cinquante personnes y ont été laissées à leur sort, le capitaine de La Méduse ayant volontairement rompu les amarres qui permettaient au radeau, jugé trop lourd, d’être tracté par les embarcations de secours.

Ces faits sont récents et connus du grand public lorsque Géricault présente son tableau au Salon de 1819. Le récit des survivants du naufrage a été publié. Les descriptions d’actes d’anthropophagie, de suicides suscitent un effroi qui est encore dans toutes les mémoires. Plutôt que de représenter directement les atrocités commises sur le radeau de La Méduse, Géricault choisit de faire appel au souvenir du spectateur : celui du récit des survivants, mais aussi la réminiscence du choc ressenti à sa lecture.

Même induite, la violence du Radeau de la Méduse scandalise le public. La critique salue dans l’œuvre de Géricault sa maîtrise du clair-obscur et l’habileté de sa composition, héritée des maîtres du néo-classicisme, notamment le peintre Jacques-Louis David (1748-1825). Mais elle est choquée par la représentation réaliste de la mort, fruit des longues séances de travail au sein de l’hôpital Beaujon, où Géricault dessine mourants, amputés et cadavres, et le traitement d’un fait-divers récent dans le format monumental habituellement réservé au genre le plus noble, la peinture d’histoire. On prête également un message antimonarchiste à l’œuvre, certains républicains y voyant une allégorie du pays à la dérive depuis le rétablissement de la monarchie en 1815 – interprétation que réfute Géricault.

L’espoir à l’épreuve de la violence

C’est la souffrance humaine qui intéresse le peintre. Les œuvres du courant romantique, dont Géricault est en France l’un des grands représentants, donnent une place importante à l’expression et la représentation des vicissitudes de la condition humaine, à un moment où les bouleversements politiques, sociaux et culturels de la fin du XVIIIe ont profondément remis en question les anciens schémas moraux.

Avec le Radeau de la Méduse, Géricault semble nous poser la question de ce qui peut survenir après la violence et l’horreur. Que peut-il rester à espérer à cette poignée d’hommes ayant survécu au pire ? Le personnage barbu âgé, assis au premier plan à gauche, serrant contre lui le cadavre d’un homme plus jeune, paraît ne plus jamais devoir quitter le radeau. Le curieux drapé rouge qui entoure sa tête, sa barbe vénérable et le modelé quasi statuaire de son bras font écho à l’Antiquité : on pense à Priam récupérant auprès des Grecs la dépouille de son fils Hector afin de lui offrir des funérailles. Mais la fixité de son regard rappelle aussi celle des portraits de « monomanes[3] » de l’asile de la Salpêtrière que Géricault va réaliser à partir de 1820. La violence de ce qui a été vu, vécu, peut-être fait, semble avoir balayé la raison en même temps que l’espoir.

Car ce personnage reste indifférent à ce qui agite si vivement ceux groupés dans la partie droite du tableau : l’apparition au loin de la silhouette d’un bateau, L’Argus, qui viendra au secours des survivants. Pour ces personnages qui tentent de se relever, l’espoir existe encore, matérialisé par un rai diagonal de lumière qui les enveloppe, perçant les nuages sombres amoncelés dans le ciel. C’est d’abord l’espoir de survivre qui tend leurs corps vers une même direction, comme poussés par le même élan vital vers le sommet de cette pyramide humaine occupé par un homme noir agitant un chiffon en direction de l’équipage de L’Argus pour tenter d’attirer leur attention.

Une tentative de réparation ?

Mais l’on ne peut s’empêcher de penser : et ensuite ? Quelle réparation espérer ? Le capitaine de La Méduse a été jugé, rayé des officiers de la Marine et condamné à trois ans de prison : voilà pour la réparation juridique. Quant à la réparation au sens premier du terme, celui de faire disparaître les dégâts, on peut être tenté de la voir dans le tableau de Géricault lui-même.

Au cours des recherches préparatoires à la réalisation de son œuvre, le peintre a rencontré deux survivants du radeau de La Méduse, l’aide-chirurgien Henri Savigny (1793-1843) et l’ingénieur et géographe Alexandre Corréard (1788-1857). Les échanges avec les deux hommes vont être décisifs dans l’élaboration de la version finale du tableau, et c’est avec leur aide et d’après leurs directives que Géricault construit une réplique fidèle du radeau qui lui sert de modèle pour sa toile. C’est leur parole, et non une parole officielle ou une vision allégorique des événements, que l’artiste choisit de traduire à travers son œuvre.

En outre, en représentant les naufragés à la façon des héros de la peinture d’histoire, Géricault leur redonne la dignité que les actes de violence dont ils ont été tour à tour victimes et coupables leur ont fait perdre. Le tableau sort les rescapés de la logique de survie du radeau, pour les réintégrer au sein de l’espace sociétal commun. Le Radeau de la Méduse n’annule pas les actes de violence dont il se fait le témoin indirect, mais offre un espace de médiation qui rend possible un plein retour à la vie dont Géricault fait trembler la possibilité dans les voiles lointaines de L’Argus.

Justine Veillard

Mail : contact.jveillard@gmail.com

[1]On peut citer notamment Harragas, les damnés de la mer, œuvre photographique réalisée en 2009.

[2] Le tableau est repris dans l’album Astérix Légionnaire (1967).

[3] Ce terme, abandonné par la psychiatrie moderne, était employé par les médecins aliénistes du XIXe siècle pour désigner une personne souffrant d’un délire (ou manie) se cristallisant autour d’une préoccupation unique.   

Bibliographie

BAZIN Germain, Théodore Géricault, tome 6, Génie et Folie – Le Radeau de la Méduse et les Monomanes, Wildentsein Institut, Paris, 1994.

DAGEN Philippe, HAMON Françoise (sous la dir.), Époque contemporaine XIXe-XXIe siècles, Flammarion, collection « Histoire de l’Art », Paris, 2011.

DORBANI – BOUABDELLAH Malika, « Un manifeste du romantisme », sur le site Histoire par l’image, consulté le 7 octobre 2023.

FÉRARD Emeline, « Le radeau de la Méduse : la véritable histoire du naufrage qui a inspiré le tableau de Géricault », in Geo, publié le 6 juillet 2022.

JULIA Isabelle, LACAMBRE Jean, BOYER Sylvain, Les années romantiques – la peinture française 1815-1850, éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1996.


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