LA FEMME DES SABLES OU LA MÉTAMORPHOSE


Si des écrivains de la littérature japonaise comme Kawabata, Tanizaki, Osamu Dazai sont familiers du grand public, Abé Kōbō   l’est beaucoup moins dans la production littéraire mondiale. Romancier, dramaturge, et scénariste japonais, il a d’abord été médecin comme son père puis il se passionne pour les mathématiques.

Plus tard, il cultive une fascination pour la littérature, la philosophie et porte un intérêt particulier à l’étymologie, ce qui donne naissance à une œuvre profonde, fascinante et étrange dont l’intrigue porte sur la disparition physique d’un homme au sein d’une société dans laquelle il peine à trouver sa place socialement.

Tout commence lorsque cet homme prend congé pour une expédition scientifique au cours de laquelle il disparaît soudainement en tombant dans un trou, devenant, ainsi, esclave de ses geôliers.

Cette disparition soudaine le métamorphose progressivement au point d’acquérir un « autre soi »[1]. Il développe une nature animale et aiguise ses sens pour survivre, se transformant peu à peu en un redoutable prédateur. Nous suivons donc un voyageur, un chasseur d’insectes, Niki Jumpeï, qui échoue par mégarde dans un fossé duquel il devient prisonnier au milieu des dunes.

À ses côtés, un autre personnage, une femme, prisonnière elle aussi depuis plus longtemps que lui. Chaque jour, ils doivent accomplir ensemble les mêmes tâches usantes. Son quotidien l’empêche de penser comme un homme. Enfermé dans un milieu naturel sans aucun confort matériel, il doit s’adapter, de là commence sa métamorphose.

En quoi la transformation du personnage permet de surmonter sa servitude et d’atteindre un objectif personnel par un acte répété qui caractérise son être ?

En partant d’une volonté de faire bouger les choses, Niki se réalise en tant qu’être.

Une œuvre anti-kafkaïenne

Les Occidentaux ont tendance à rapprocher l’œuvre d’Abé Kōbō de celle de Kafka, Die Verwandlung.[1] Cette tendance est à nuancer. Il est évident que, dès les premières pages du roman, l’importance des insectes est mise en avant. Niki Jumpeï les collectionne, préconditionne ses relations avec les autres, sa vision du monde le pousse à tomber dans un piège à insectes et à réfléchir comme eux. Il chasse les cicindèles, un prédateur et carnivore impitoyable. L’insecte a la capacité de se fondre dans le paysage, l’auteur l’associe à la femme des sables, comme il compare son comportement à celui de la larve du fourmi-lion [2] :

« Tu ne les connaissais pas, non, ces petits entonnoirs, ces petits enfers creusés par la larve du fourmi-lion pour y attendre l’autre fourmi, celle qui y tombera ! À moins que tu ne préfères te mettre au rang de la petite souris… tu sais, de celle qui, étourdiment, répondant à l’invite de la cicendèle, se laisse attirer, affamée et toute séduite, jusqu’au fond du désert sans issue !… Une fourmi, une souris, voilà ce que tu es ! »

Elle est carnassière également, cet insecte qui creuse des puits dans le sable et se cache, cherchant à attirer dans son trou les fourmis pour les maintenir en vie. Niki sera frappé par l’immobilité de la femme lorsqu’il l’a vu nue, couverte de sable, comportement identique à un insecte faisant le mort. Il la regarde, prenant un repas accroupie, abritée du sable par un plastique couvrant sa tête.

Une femme sans visage, « une femme à l’image d’un animal… Une femme pour laquelle il n’y a pas d’hier, pas de demain. » Il s’en inspire, voyant une sagesse à l’imiter. Alors que tout n’est que sable, quelles sont les stratégies développées par Niki ? Sa perception même du temps change se réduisant à une alternance du jour et de la nuit. Initialement amoureux du sable, il se méfie désormais de celui-ci qui s’effondre sur lui alors qu’il essaie d’en diminuer le poids.

Un homme qui, contre son gré, participe à cette besogne journalière, réduit à une condition inférieure à celle de l’insecte qui lui est un éternel prédateur, gracile, doté de mouvements brusques et rapides, d’une agressivité extraordinaire et défie l’homme qui le chasse. Niki tente de s’enfuir de ce trou, réussit à sortir mais sera humilié car ses tortionnaires le libèrent des sables mouvants et le ramènent au trou au bout d’une corde, comme le fil de bave au bout duquel se trouve la chenille qui commence sa nymphose. L’image de la chenille annonce le commencement de sa métamorphose.

Il devient homme besogneux qui, par une soif intense, découvre la valeur d’une autre soif, ignorée. Il découvre alors les vertus du travail qui étaient jusque-là inconnues :

« Il se mit à la besogne (…) Mais enfin… pourquoi chez lui, ce changement d’âme ? Il s’interrogeait. La peur de se voir à nouveau privé d’eau ? Le sentiment d’une dette contractée envers la femme ? Ou bien, tout simplement, le rayonnement en lui de la vertu du travail que l’homme accomplit de ses mains ? Plutôt cette dernière explication. Car, du travail qu’il fait de ses mains, vient à l’homme comme un appui, un secours dans sa lutte contre la fuite du temps : cette fuite qui, privée de tout sens et de toute fin, pèse insupportablement sur qui refuse l’action. »

Une révolte contre l’esclavage par l’acte lui-même

Le traitement social du village à son égard est terrible. Ayant besoin de nourritures et d’eau, il n’a qu’un seul choix : obtenir des provisions. Il lui faut encore de la patience et surmonter encore bien des déboires. Il ne perd pas pour autant l’espoir de s’enfuir.

Il élabore une stratégie qui va au-delà de l’objectif initialement fixé. Une technique qui se rapproche de celle du fourmi-lion, où les vertus du travail sont rédemptrices. Il ne subit plus la situation, il l’affronte.

Il n’a plus de ressentiments envers les villageois pour le mal qu’ils lui ont fait, il ne dévore personne (« Jusqu’à quel point pourraient-ils comprendre, ces gardiens de la loi, le sens profond de la cruauté contre laquelle je porterais recours ? »). Son ultime stratagème est de persuader les villageois qu’il est des leurs. Bien qu’il crée un piège à corbeaux pour s’échapper, ils savent qu’il n’en attrapera pas. Ils laissent, en outre, délibérément pendre la corde jusqu’au bout du trou.

Niki est maintenant de leur côté, car sa découverte, qui consiste à extraire de l’eau du sable, sera appréciée à juste prix. En étant conscient de l’ampleur de sa découverte, il supporte sa condition pour servir un intérêt plus grand.

Cela dit, nous avons proposé une lecture possible d’une œuvre maîtresse de la littérature japonaise contemporaine, soulignant le caractère anti-kafkaïen de l’œuvre. Alors que pour certains la métamorphose insectiforme ouvre le roman à l’absurde, pour d’autres, elle marque un cheminement progressif du personnage comme symbole d’un accès à un sens.

Une longue période de retour sur lui-même, une remise en cause profonde, qui met fin à toute résistance au milieu naturel et aux conditions de son enfermement. Ainsi, une construction de soi s’opère graduellement. Dans un endroit où il est privé de tous ses droits, où il ne peut plus penser, il s’aide soi-même en aidant les autres. En ce sens, la clef pour échapper de ce trou est en lui. La lecture de Kafka et celle de Kōbō  ne sont pas à comparer, au risque de réduire la richesse de l’un et de l’autre. Niki est touché par un élan dionysiaque, qui est à l’origine de la persistance d’un espoir. Nous retiendrons ici la force de sa volonté.

Mail : hafsa.k380@gmail.com


[1] Nous abordons ici la métamorphose de l’être, au sens qu’il s’agit d’un cheminement vers un accomplissement personnel. Une métamorphose insectiforme, certes, mais pas seulement

[2] p.268, traduit littéralement du japonais (mô hitori no jibun : un autre soi) au français par G.Bonneau (Paris, Stock,1979).

[3] J.Strelka, « Kafkaesque Elements in Kafka’s Novels and in Contemporary Narrative Prose », Comparative Literature Studies, University Park, Philadelphia, 1984, p.434

[4] Abé Kôbô est grand connaisseur de la chasse aux cicindèles, il s’agit là d’un grand symbole, car il en a été d’abord fasciné.


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